« (V : 6) Théssel l’Eternel sorti victorieux de l’antre du roi des serpents, il orna son bouclier de sa tête tranchée. Cette vision terrifia les monstres qui fuirent la terre pour ne plus avoir à faire aux humains. Certains s’installèrent dans les cieux, d’autres au fond de la mer et ainsi, les humains purent vivre libérés de la crainte des reptiles impies. Gloire à toi, Théssel l’Eternel qui trouva le moyen d’utiliser la vile magie des bêtes au service du Maître Unique. Chaque jour nous honorons ton Nom en chassant de notre cœur et de nos entrailles les réminiscences des dragons. Car même en leurs retraites célestes ou marines, ils empoisonnent notre eau et notre air. Nous devons les combattre jusqu’en notre sein pour l’éternité. »
La Parole, Livre 5 : Des dragons et mille autres démons.
Qui ne connaît pas ce verset de la Parole ? Moins nombreux en revanche sont ceux, qui de nos jours connaissent la version des sorcières des Ronces. Laissez-moi seulement vous dire qu’elle est bien différente. Mais leurs légendes ne sont plus guère colportées, et je ne voudrais pas m’attirer les foudres des Purgeurs en en disant trop à ce sujet. Pourtant, je ne peux raconter ce qui va suivre sans évoquer les légendes des inquiétantes sorcières des Ronces, car, que je le veuille ou non, mon histoire est directement liée au « conflit de version » entre les versets de la Parole et les récits apocryphes.
Ce jour-là, je me tenais sur le rebord d’une fenêtre, derrière de lourds rideaux, ne dérangeant personne que les pages du livre que j’avais extrait de la bibliothèque de ma tante. Totalement ignorante que ma vie s’apprêtait à changer drastiquement.
Ce fut le moment que mon cousin choisit pour venir me tirer de ma retraite et me proposer une promenade. En jetant un œil par la fenêtre, je vis le ciel gris et menaçant, typique d’un milieu d’hiver dans le nord de l’Hexford. Je n’avais nulle envie de sortir par ce temps. Je détestais les marches obligatoires que nous devions faire chaque jour et je me réjouissais que le mauvais temps nous en empêchât, au moins quelques semaines par an.
Les promenades, me disait-on quand je rechignais, étaient un excellent passe-temps. Bon pour le cœur autant que l’esprit, prompt à chasser la corruption de l’âme qui nous guette tous, et moi plus que toute autre.
« – Etant donnée votre vile naissance, vous devez vous employer à dompter cette nature indocile qui vous caractérise, par tous les moyens. Soyez douce et complaisante, ou nous n’aurons d’autres choix que de vous livrer aux Purgeurs.«
Ma tante parvenait toujours à faire semblant d’avoir mes meilleurs intérêts à cœur. Aussi, ne pouvais-je rien répondre, j’avais été élevée dans la foi et l’étude de la Parole, je savais donc que ma nature était impie, et que je n’avais d’autre choix que de tenter de m’amender par tous les moyens. Mais je ne pouvais m’ôter de l’esprit qu’elle espérait à tous moments que je fisse un faux pas, une mauvaise action qui justifierait ses pires craintes. Ainsi, pourrait-elle mettre sa menace à exécution, et se laver du déshonneur que je jetais sur sa famille par ma seule existence.
J’ai grandi dans la peur constante de me voir un jour emportée par les terribles Purgeurs. Elle ne m’a jamais quittée, d’aussi loin que je me rappelle.
A cinq ans j’ai été amenée chez ma tante, qui n’avait jamais voulu de moi. Mes parents étaient morts l’un après l’autre, emportés par le Souffle du serpent. D’aucun disaient que cette maladie fût un juste châtiment après leur hérésie. Personnellement, je ne pourrais condamner ainsi mes géniteurs. Evidemment, je suis assez partiale. S’ils n’avaient pas commis la faute de vouloir à tout prix un enfant, je ne serais pas ici pour en parler.
Si toute vie est sacrée, alors j’imagine que la mienne peut l’être aussi d’une certaine façon. Même si je l’ai obtenue grâce au pacte que mes parents ont passé avec le démon. De ce qu’ils m’en ont raconté, mon père était très triste qu’aucun des enfants qu’ait porté ma mère n’aient vu le jour en vie. Il la pressa donc de se rendre chez une sorcière des Ronces. Celles-ci étaient plus communes à l’époque, les Purgeurs ne les avaient pas encore tout à fait réduites à la clandestinité. Il était courant pour les paysans et les commerçants de faire appel à leur sagesse dans les temps les plus durs.
Elles vivaient en marge des villes mais chacun savait où les trouver, en forêt, au bord des lacs, ou au milieu des landes, là où nulle autre vie ne subsistait que les ronces et les bruyères. Leurs champs d’action était vaste mais elles étaient surtout connues pour leur capacité à initier une grossesse ou à en terminer une, selon la volonté de l’intéressée.
Comme vous le savez, l’exercice de ces talents vient à un prix, souvent terrible. La décision de mes parents leur coûta la vie. Bien qu’il soit permis de douter d’une causalité claire entre leur décision de faire appel à la magie des ronces, et leur trépas. En effet, malgré la disparition des sorcières et la fin de leur magie, le Souffle du serpent fait encore des ravages de nos jours, et de nombreux Souffleux clament qu’ils n’ont jamais rien eu à voir avec la magie des Ronces. Superstition ou réalité, il n’en demeure pas moins qu’historiquement, la cause de cette maladie est associée aux sorcières et aux dragons qu’elles servaient.
Mes parents avaient pris soin de ne parler de leur projet à personne. Ils espéraient que leur hérésie passerait pour la volonté capricieuse de la nature, et que ma naissance apparaîtrait comme un miracle du Maître Unique. Malheureusement pour nous trois, et comme vous pouvez vous en douter ; il n’en fut rien.
Je naquis avec la marque des sorcières des Ronces, des yeux verdorés, couleur de serpent. En des temps plus obscurs, j’aurais été appelée à devenir l’une d’elle, capable d’utiliser la magie des démons pour répandre la vie, mais aussi la maladie et les afflictions de toute sorte. Pour mon malheur ou mon bonheur, les Purgeurs et les Paroliers avaient déjà bien commencé leur travail au moment de ma naissance, aussi ne devint-je pas sorcière. Du moins, pas tout de suite.
Il fut conseillé à ma tante, lorsqu’elle me recueillit, de m’élever dans le plus strict respect de la foi. Le conseil ne fut pas difficile à appliquer pour elle, mon oncle était un noble initié au premier degré dans la voie de l’Eternel et elle le soutenait de tout son cœur pour qu’il obtînt rapidement un second grade.
Mon arrivée chez eux représentait un péril certain pour leur avancement social, et ils me le firent payer aussi souvent qu’ils le purent. Cependant, ma tante, trouva bien vite un moyen d’expliquer ma présence chez elle. Je devins donc, son « projet de charité ». Recueillir une pauvre orpheline ne pouvait que servir le salut de son âme, mais parvenir à convertir une enfant appelée à devenir sorcière, lui accorderait assurément une place au paradis. Voici donc à quoi elle employa les cinq années que je passais chez elle. J’y subissais de longues heures d’étude et de copie de la Parole, des punitions « purgatives » et de nombreux sermons. Sans vraiment comprendre ce qui pouvait bien être si mauvais en moi, je m’appliquais à suivre ce traitement. J’y parvins sans trop de difficultés jusqu’à ce jour précis.
Mon cousin, voyant que je n’étais pas enchantée à l’idée de l’accompagner dehors, insista. Il aimait me forcer à faire des choses que je ne voulais pas faire pour ensuite m’accuser de désobéissance. Si je ne me pliais pas à ses demandes, il se plaignait de ma conduite, et j’étais battue pour mon obstination. Si je cédais, il me mettait systématiquement dans des situations périlleuses, où je pouvais ensuite être battue pour ma témérité.
Obstination et témérité : deux qualificatifs que je ne pouvais devoir qu’à ma nature de sorcière.
Il avait deux ans de plus que moi et prenait un malin plaisir à me le rappeler. Bien que doué d’une certaine intelligence, il n’employait ses talents qu’à me montrer à sa mère sous mon pire jour. Quoi que je fisse en sa présence, j’étais toujours perdante.
« – On va marcher. Pas d’excuses. »
J’hésitai à protester, mais j’avais appris ma leçon, je ne pouvais que subir ses moindres désirs. Je décidai donc, de le suivre. Je rangeai soigneusement mon livre, mis mon manteau, et le suivis dans la froidure hivernale, en silence.
Très vite, mon mutisme résigné l’agaça et il tenta de me faire réagir :
« – Tu sais ce qu’on faisait aux gens comme toi à l’âge des dragons ? »
Je haussais vaguement les épaules.
« – On les pendait au-dessus d’une rivière pour purifier l’eau, dit-il en ricanant, il parait même que ça se fait encore mais qu’on n’en parle pas.
C’était stupide si tu veux mon avis, les cadavres apportent des maladies autant que la magie des ronces, ne pus-je m’empêcher de répondre.
– C’est toi qui es stupide ! Les sorcières méritent une mort atroce pour leurs crimes. J’ai même lu que parfois, ils les brûlaient sur un bûcher et dispersaient leurs cendres aux quatre coins du pays ! «
Je ne répondis rien. Je l’agaçais autant qu’il m’agaçait. Je ne comprenais pas pourquoi il avait toujours envie de passer du temps en ma compagnie. Me tourmenter était sans doute le meilleur moyen qu’il avait trouvé pour passer le temps. Pour ma part, j’aurais préféré que nous nous ignorions, ma vie chez les Lectaires s’en serait trouvée bien plus paisible.
Il me fit signe de le suivre sur un chemin pentu que je connaissais mal. La neige était tombée la nuit précédente et le froid l’avait durcie, mes bottines glissaient entre les racines des arbres. Je grelottais en silence, espérant qu’il s’ennuierait rapidement de ma compagnie et demanderait à rentrer. Il n’en fit rien, à mon grand désespoir. Au lieu de cela, il m’entraînait toujours plus loin de la maison de ma tante.
« – Où allons-nous ? finis-je par demander, à bout de souffle et de patience.
– Là où toutes les personnes dans ton genre devraient finir.
La réponse ne me disait rien qui vaille mais si j’étais rentré sans lui, j’aurais attiré l’attention et on m’aurait accusé d’avoir mis le petit Sieur en danger. J’étais coincée et devais le suivre jusqu’au bout de sa nouvelle lubie. »
Bientôt, je ne reconnus plus rien autour de moi, aucune promenade quotidienne, toujours dictée par Sieur Lectaire ou par ma tante, ne m’avait jamais conduite sur le chemin qu’il me faisait emprunter. Nous nous trouvions dans un bois resserré et peu entretenu. Personne ne semblait jamais venir ici, à en juger par les imposantes congères de neige qui s’accumulaient le long des troncs. La progression devint difficile et je projetais de le planter là, malgré les risques de punition. Quand enfin, il m’indiqua du doigt une trouée dans les arbres.






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